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Purosangue
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Je ne suis pas le premier, bien évidemment, à considérer le Christ aussi comme un philosophe et à parler de son message le plus universel comme d'une philosophie. J'ai découvert la formule « philosophie du Christ » il y a quelques années, sous la plume d'Érasme. Il utilise pour la première fois cette formule de « philosophie du Christ » - qu'il emprunte aux pères apologistes alexandrins du IIe siècle - dans une lettre à Paul Volz. Il évoque un projet de pédagogie humaniste qui viserait à rendre accessible l'essentiel du christianisme sans avoir recours à tous les arguments théologiques qui le compliquent : la philosophie du Christ

Comment peut-on associer la philosophie, discipline qui renvoie dans notre univers culturel à la connaissance par les seuls efforts de la raison, au « Christ », personnage qui a délivré son message en référence constante à Dieu ? L'objection est évidente, et je l'accepte pleinement. La philosophie chrétienne est, à strictement parler, un non-sens. Lorsqu'elle se lie à la foi, la philosophie devient servante de la théologie et perd son statut de philosophie. En même temps, le message de Jésus peut être lu à plusieurs niveaux. On a surtout retenu la dimension religieuse : Jésus est un réformateur du judaïsme ou le fondateur de la religion chrétienne. En réalité, le Christ a surtout initié une nouvelle voie spirituelle fondée sur la rencontre avec sa propre personne. Mais il a aussi transmis un enseignement éthique à portée universelle : non-violence, égale dignité de tous les êtres humains, justice et partage, primat de l'individu sur le groupe et importance de sa liberté de choix, séparation du politique et du religieux, amour du prochain allant jusqu'au pardon et à l'amour des ennemis. Cet enseignement est fondé sur la révélation d'un Dieu amour et s'inscrit donc dans une perspective transcendante. Il n'en demeure pas moins qu'il s'inscrit aussi dans une profonde rationalité. Ce message éthique est une véritable sagesse, au sens où l'entendaient les philosophes grecs. À telle enseigne que les philosophes des Lumières sont parvenus à émanciper les sociétés européennes de l'emprise des Églises en prenant appui sur cet enseignement, leur projet rationnel d'une morale laïque et des droits de l'homme apparaissant finalement comme une éthique chrétienne sans Dieu et décléricalisée.

Le christianisme a pu atteindre des abîmes d'horreur, parce qu'il propose à des hommes faibles de gravir des sommets vertigineux. Comme le dit l'adage médiéval : « La corruption du meilleur, c'est le pire » L'exemple de l'inquisition est frappant parce qu'il oppose deux points radicalement antinomiques : le message révolutionnaire du Christ qui cherche à émanciper l'individu du poids du groupe et de la tradition en faisant de sa liberté de choix un absolu, et la pratique de l'institution ecclésiale qui en arrive à nier cette liberté intérieure pour sauvegarder les intérêts du groupe et de la tradition. Cette inversion radicale est loin d'être unique dans l'histoire du christianisme.

L'Église n'a pas simplement été en deçà, ou à côté, des exigences de celui dont elle se réclame. Elle n'a pas simplement diminué, transformé, attiédi son message. En certains points essentiels, et en tant qu'institution, elle l'a totalement retourné. Elle l'a subverti. Les penseurs qui ont le mieux su pointer cette subversion et qui l'ont dénoncée avec le plus de force ne sont pas des hérauts de l'athéisme... mais des chrétiens convaincus. La raison en est simple : parce qu'ils connaissaient bien le message des Évangiles, parce qu'ils en avaient admiré la profondeur et goûté la saveur, ils étaient sensibles plus que tout autre, plus que les chrétiens tièdes, les non-chrétiens et les athées, à sa subversion.

    Le philosophe danois Soren Kierkegaard fait partie de ceux-là. Penseur incisif et original, c'est avant tout un chrétien fervent et tourmenté qui a tenté de mettre en congruence sa vie et sa foi. Il récusait pour lui-même le titre de chrétien, tant il s'en sentait indigne. L'Église qu'il critique, lui, né en 1813 au sein du protestantisme danois, est d'abord celle qu'il a sous les yeux et dont il connaît bien les pratiques. Mais au-delà de l'Église réformée danoise, c'est toute l'institution ecclésiale qu'il dénonce, et ce depuis le IVe siècle et l'avènement du christianisme comme religion officielle de l'Empire romain. Selon lui, depuis cette première compromission avec le pouvoir temporel, « la chrétienté », c'est-à-dire la société européenne devenue chrétienne sous l'égide de l'Église, n'a cessé de tourner le dos au message du Nouveau Testament et le christianisme véritable s'en est trouvé totalement altéré.

Parce qu'elle maintient l'illusion que son discours et ses pratiques sont ceux du christianisme, alors qu'il n'en est rien, l'Église rend le véritable christianisme inaccessible aux hommes, elle le dissimule. « Une humanité révoltée contre Dieu, secouant le joug du christianisme, serait bien moins dangereuse que cette escroquerie qui a supprimé le christianisme en favorisant son extension de manière frauduleuse», écrit-il encore. Kierkegaard accuse les clercs d'être responsables de cette escroquerie, mais il n'est pas tendre non plus pour les millions de fidèles qui y participent sans broncher, se rendant ainsi complices du mensonge. 

Le philosophe danois explique cette inversion des valeurs évangéliques par l'exigence presque insoutenable du message christique qui oblige l'homme à se tenir debout : « Toute la chrétienté n'est autre chose que l'effort du genre humain pour retomber sur ses quatre pattes, pour se débarrasser du christianisme. » Dès lors que seuls des individus courageux, lucides, prêts à faire un effort sur eux-mêmes sont capables de mettre en pratique le message des Évangiles, il s'avère inutile, et même dangereux, de vouloir convertir le grand nombre. C'est la raison pour laquelle Kierkegaard s'oppose fermement à la pratique du baptême des nouveau-nés et rappelle que les premiers chrétiens étaient tous des adultes convertis, conscients de leur engagement dans une voie spirituelle accessible à tous, mais exigeante. Ce qui a perverti le christianisme, c'est donc son succès et sa propagation trop rapides.

Dans une telle optique, on peut penser que Constantin, Théodose, Clovis et Charlemagne ont fait plus de mal au christianisme authentique que tous les empereurs romains qui avaient persécuté les chrétiens, les rendant plus forts et plus fidèles encore au message du Christ. « Le christianisme a été aboli par sa propagation, par ces millions de chrétiens de nom dont le nombre cache l'absence de chrétiens et l'irréalité du christianisme.

 Le christianisme historique est devenu une religion  (avec ses rituels et ses dogmes), une morale (du devoir et de la soumission) 
 et un pouvoir qui s'est enrichi. Or, tout le message du Nouveau Testament était subversif par rapport à la religion, à la morale, au pouvoir et à l'argent.

Depuis l'aube des temps et dans toutes les cultures, les hommes religieux cherchent à sacraliser l'espace. C'est assez compréhensible : l'idée que le sacré puisse être partout, insaisissable, diffus, n'est guère rassurante. La première tâche des religions va donc consister à définir un espace où réside le sacré plus que partout ailleurs. Là où on est sûr de le trouver, de pouvoir prier ou faire des sacrifices, d'être entendu et si possible exaucé. Pour les hommes préhistoriques et les chasseurs-cueilleurs qui vénéraient les forces et les esprits de la nature, ce seront les grottes, les sources, les montagnes. Avec le passage du Paléolithique au Néolithique, il en va tout autrement. L'homme commence à se détacher de la nature et se sédentarise. Il construit des villages, puis des cités. Progressivement, la nature est désacralisée - c'est le début du désenchantement du monde décrit par Max Weber. Mais le besoin d'isoler du monde un espace sacré demeure : les hommes édifient au sein des cités des temples dédiés aux divinités qui ont remplacé les esprits de la nature. L'avènement du monothéisme juif ne change rien à cette donne : les Hébreux construisent un temple en l'honneur de Yahvé, le Dieu unique, à Jérusalem, considérée comme la cité sainte, l'axe du monde spirituel. Toute la vie religieuse du monde juif tourne autour de Jérusalem et de son Temple

Le message du Christ est un message religieux au sens le plus plein du terme (relier l'humain et le divin), mais un message qui relativise la religion extérieure au profit de la spiritualité intérieure. Les religions du tournant néolithique et l'avènement du monothéisme juif avaient désacralisé la nature. Jésus désacralise les religions.  Le Christ opère une désacralisation du monde au profit de l'intériorité de la vie spirituelle. Le cœur de l'homme est le véritable temple où a lieu la rencontre avec le divin.   « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous » (Luc, 17, 21)

Le Christ entend libérer l'individu extérieurement et intérieurement. Extérieurement en le rendant autonome à l'égard de l'autorité de la tradition. Intérieurement en affirmant qu'il existe une dépendance qui peut le faire grandir et même accroître sa liberté, celle qui se joue dans l'intimité de son esprit à l'égard de Dieu. Non pas évidemment un Dieu au visage humain, mais un Dieu ineffable qui est esprit. Non pas un Dieu tyrannique, mais un Dieu amour qui, par sa grâce, par son souffle, permet à l'homme de s'élever à sa dignité la plus grande, d'atteindre son accomplissement. L'adoration, telle qu'en parle le Christ à la Samaritaine, est donc un pacte intime entre Dieu et l'homme, qui échappe à la validation sociale ou politique, qui transcende les traditions et les autorités religieuses : « Ce n'est ni à Jérusalem, ni sur cette montagne que vous adorerez. »

Dans son entretien avec Nicodème, qui précède le dialogue avec la Samaritaine, le Christ utilise l'image du vent insaisissable pour parler de cette liberté de la vie spirituelle qu'il assimile à une seconde naissance : « Il vous faut naître d'en haut. Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix. Mais tu ne sais pas d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l'Esprit » (Jean, 3,8). Dans la suite de l'Évangile de Jean, Jésus revient sans cesse sur ce thème : l'Esprit-Saint, le Souffle divin, est envoyé aux hommes par le Christ après sa mort. Il conduira les hommes jusqu'à la vérité tout entière (Jean, 16,13), une vérité qui les rendra libres (Jean, 8,32). Dans la vision chrétienne, c'est donc la vérité qui libère. Et cette vérité est apportée de manière ultime par l'Esprit de Dieu dans l'intime du cœur de l'homme.

Dans cette logique de séparation entre le sacré et le profane - déjà mise en œuvre à propos de l'espace - les religions considèrent, avec une certaine diversité, qu'il existe des aliments purs et impurs, des éléments naturels qui souillent l'homme (les menstruations, le sperme) et d'autres qui le purifient (l'eau, le feu). Or Jésus rompt radicalement avec cette mentalité religieuse fondamentale. En conversant avec cette femme samaritaine, il se souille deux fois aux yeux des Juifs zélés de son époque : il parle avec une femme et avec une non-juive. Comme il l'avait fait déjà en mangeant chez un républicain ou en se laissant toucher par une pécheresse. Il est tout aussi explicite en ce qui concerne les aliments lorsqu'il affirme, au grand dam de ses interlocuteurs : « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui souille l'homme » (Matthieu, 15,10). Ce qui est pur ou impur, c'est ce qui vient du cœur de l'homme, c'est ce qui sort de lui : paroles, pensées, actions. Jésus va jusqu'au bout de la désacralisation du monde naturel initié par la révolution néolithique et monothéiste. Puisque Dieu est esprit, seul l'esprit est sacré. Seule compte, de manière ultime, l'intériorité de l'homme.


À cette remise en cause de l'espace sacré - au sens large - s'ajoute une remise en cause du temps religieux. Jésus entend également dépasser l'attitude religieuse traditionnelle fondée sur l'idée que le passé est toujours supérieur au présent et au futur, que la perfection est liée aux origines. « J'ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent. Mais quand il viendra lui, l'Esprit de vérité, il vous guidera dans la vérité tout entière » (Jean, 16,12-13). L'avenir ne se construit plus en référence à un passé parfait établi comme modèle par la collectivité, mais dans unepossibilité d'un progrès.

Le prophétisme juif dans un premier temps, puis l'effort de lecture talmudique répondent à cette exigence. La théologie chrétienne fera de même dès le Ier siècle. Certes, cet effort d'interprétation connaîtra des résistances fortes et des limites. Au fur et à mesure de ses déconvenues - exil à Babylone, invasion romaine, destruction du Temple et dispersion en diaspora - le peuple élu aura tendance à se replier autour de son bien le plus précieux - la Torah, les cinq premiers livres de la Bible - et à lui accorder un statut de texte révélé par Dieu dans ses moindres mots. D'où la tentation d'une lecture fondamentaliste déjà critiquée par Jésus à son époque et contournée ensuite par certains rabbins qui chercheront à mettre au jour la multiplicité des sens des Écritures, que l'absence de voyelles de la langue hébraïque facilite grandement (la même racine consonantique peut donner plusieurs mots très différents). De même, dans le christianisme, les autorités religieuses considéreront jusqu'à la Réforme qu'elles ont le monopole de l'interprétation, ce qui limitera la liberté des théologiens. Il n'en demeure pas moins que l'effort interprétatif sera constant tout au long de l'histoire du christianisme
 

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En 313, par la seule volonté d'un homme, l'empereur Constantin, le christianisme passe brusquement, sans transition aucune, du rang de religion persécutée à celui de religion reconnue et surtout privilégiée dans le vaste Empire romain qui s'étend autour du Bassin méditerranéen et sur une grande partie de l'Europe. L'Église, qui survivait grâce aux dons des fidèles, se retrouve tout aussi brusquement à la tête d'un richissime patrimoine, offert par l'empereur et alimenté par ses immenses donations.  En 330, pour des raisons politiques, il transfère sa capitale à Byzance, rebaptisée Constantinople ; le pape peut ainsi régner librement à Rome pour en faire le centre de l'Église. Les persécutés d'hier se retrouvent, sans jamais s'être battus pour cela, en position dominante. 

Les attentions de Constantin envers le christianisme poussent les élites à se convertir en masse à la nouvelle religion qui devient la voie d'accès aux fonctions élevées et aux privilèges d'État. Les lois sont modifiées de manière à intégrer les valeurs chrétiennes : le premier décret en ce sens, publié en 316, interdit de marquer le visage des criminels parce que celui-ci « a été formé à l'image de la beauté céleste ». Le divorce, condamné par Jésus dans les Évangiles, est soumis à de sévères restrictions. En 325, les jeux de cirque sanglants, pourtant fort prisés dans l'Empire, sont prohibés.En échange de la protection qu'il accorde à l'Église et de son soutien à la primauté de l'évêque de Rome, le pape, Constantin intervient dans les affaires de cette Église, en particulier les querelles dogmatiques quand il craint que celles-ci dégénèrent en schismes. Précisons que le titre de pape, littéralement « père », était alors donné à tous les évêques en signe de respect filial ; l'évêque de Rome n'en obtiendra l'exclusivité qu'avec Grégoire VII (1030-1085). 

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Dans le contexte de décadence morale et spirituelle du début du IXe siècle, la prise de conscience d'un nécessaire retour aux valeurs du message de Jésus se fait plus vive. La renaissance chrétienne des monastères, dont la réputation de piété se propage rapidement, touche les populations qui redécouvrent leur religion à travers la ferveur et la spiritualité des moines. La réforme clunisienne déclenche le mouvement dit Treuga Dei, ou Trêve de Dieu, institué en 989 au concile de Charroux, qui interdit la violence à rencontre des églises, des paysans et des personnes désarmées, sous peine d'excommunication. Nobles et chevaliers, réputés pour leurs actes de cruauté gratuite à l'égard de la masse et même avec leurs pairs, obtempèrent avec zèle à cette injonction de l'Église. Le nouvel idéal de l'honneur chevaleresque, un mélange de courage, de loyauté et de dévouement pour la protection des faibles et des femmes, se répand dans toutes les terres chrétiennes d'Europe.  À l'adolescence, les jeunes nobles sont ainsi adoubés dans la chevalerie au cours d'une cérémonie religieuse de sacre, précédée d'une nuit de prière et accompagnée d'une messe de bénédiction des armes déposées sur l'autel, près de reliques de saints ou de martyrs. Encouragés à défendre la foi chrétienne, nombreux sont ceux qui se rendent en Espagne pour se battre contre les Maures musulmans

 Le continent, qui avait été par le passé profondément divisé par les guerres, s'unifie par le biais de la religion : la société entière, et chaque individu au sein de la société, est placée sous le signe du sacré symbolisé par le pape et l'Église. Des rois aux simples paysans, tous partagent la même foi, vivent selon le même calendrier et défendent les mêmes valeurs morales. La formation religieuse du peuple, qui n'avait pas accès aux sermons, privilège épiscopal durant le haut Moyen Âge, est mise en avant par le clergé qui enseigne les valeurs chrétiennes à travers les vies des saints et des martyrs, diffusées à l'identique dans toutes les communautés, avec les mêmes légendes et les mêmes iconographies sacrées. Le culte des saints, qui existait depuis le IIe siècle, se développe pour occuper une place prépondérante dans la piété médiévale. Aux dates anniversaires de leur naissance ou de leur mort, des pèlerinages sont organisés sur leurs tombes, attirant, pour les plus importants d'entre eux, des fidèles de toute l'Europe.

L'Église remet également en ayant une notion évangélique qui avait marqué l'Église primitive, dite l'Église des pauvres: la charité et l'accueil des exclus. Parce que les Évangiles exaltent la pauvreté, celle-ci devient une valeur spirituelle en soi, à condition d'être voulue et non subie, dans une optique d'imitation de Jésus qui avait délibérément choisi l'humilité et le renoncement aux biens matériels. La charité est introduite dans l'économie du salut : les riches sont invités à donner, et l'aumône est progressivement dotée du pouvoir de racheter les péchés, y compris quand la richesse est acquise par des voies douteuses. « C'est à travers l'ethos de la pauvreté et la mise en pratique de celui-ci par les élites spirituelles que s'effectue une consécration magique et religieuse de la place de la richesse dans la structure sociale » Une théologie de la charité se développe, beaucoup plus axée sur ses bienfaits pour la vie spirituelle du donateur que sur le récipiendaire du don, conçu comme une part du plan de Dieu pour le salut de l'homme

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Durant les deux premiers siècles de son existence, l'Église minoritaire offre ses fidèles et ses évêques au martyre sans cesser de brandir les principes pacifistes du Christ qu'elle applique à la lettre : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent... » (Luc, 6,27). Quand elle accède au pouvoir, par la volonté de Constantin, l'Église commence à se méfier de ceux qu'elle considère être ses ennemis, les païens. Mais elle répugne à verser le sang : c'est l'Empire qui devient le bras armé de l'Église et se charge de la répression des « fauteurs de troubles » par la confiscation de leurs biens, leur renvoi en exil et même leur mise à mort. La violence au nom de Dieu suscite peu de débats, si ce n'est pour définir les conditions théologiques de la guerre juste. Vers 400, Augustin, un temps séduit par la doctrine manichéenne, se retourne contre elle et publie un court traité, où il légitime l'usage de la force contre les hérétiques au nom d'un bien : assurer leur bonheur en les ramenant sur la voie de Dieu, selon la volonté de Dieu.

Quant aux propos de Jésus rapportés par Luc (« À celui qui te frappe sur une joue présente l'autre »), Augustin estime que « cette disposition n'est pas dans le corps, mais dans l'âme : car là est l'asile sacré de la vertu qui a habité aussi chez les anciens justes, nos pères». En 417, dans une lettre à Boniface, préfet militaire en charge de la répression des donatistes, Augustin ajoute à ces propos :  « Il y a une persécution injuste, celle que font les impies à l'Église du Christ ; et il y a une persécution juste, celle que font les Églises du Christ aux impies. [...]. L'Église persécute par amour et les impies par cruauté [...]. L'Église persécute ses ennemis et les poursuit jusqu'à ce qu'elle les ait atteints et défaits dans leur orgueil et leur vanité, afin de les faire jouir du bienfait de la vérité [...]. L'Église, dans sa charité, travaille à les délivrer de la perdition pour les préserver de la mort[80]. » La logique qui conduira aux croisades et à l'inquisition est en marche.

L'Inquisition espagnole va durer trois siècles et demi - le dernier jugement d'un conversos a lieu en 1756, à Tolède. S'abattant essentiellement sur les Juifs, et plus tard sur les Maures baptisés, elle n'épargnera pas pour autant les « crimes religieux », des hérésies réformistes aux délits sexuels qualifiés de « péchés abominables ». À peine sortie de plusieurs siècles de pluralité confessionnelle, l'Espagne a voulu démontrer son attachement au catholicisme par des pratiques inquisitoriales implacables, entourées d'un cérémonial religieux encore plus marqué que dans les autres contrées de l'Occident chrétien, sous prétexte d'une nécessaire éducation des baptisés, longtemps « pervertis » par la coexistence avec des non-chrétiens. Procès et mise en œuvre des sanctions y ont été encadrés de messes et de prêches.

 On n'a sans doute jamais été aussi loin dans le délire pour légitimer ce qui contredit pourtant tout l'enseignement du Christ que dans l'ouvrage de Louis de Paramo publié en 1598 : De origine et progressu Officii Sanctae Inquisitionis. Le théologien entend tout simplement prouver que l'inquisition remonte jusqu'à Dieu et que les inquisiteurs n'ont qu'un seul but : l'imitation de Jésus-Christ ! Le premier procès d'inquisition de toute l'histoire a été instruit par Dieu lui-même envers Adam et Ève, affirme l'auteur. Jésus a continué son travail et a transmis cette pénible mais sainte charge aux apôtres, puis à leurs successeurs, le pape et les évêques.

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La thèse des origines chrétiennes de la raison critique est présente de manière embryonnaire chez un penseur que l'on peut difficilement qualifier de complaisant envers le christianisme : Friedrich Nietzsche.
Dans l'esprit de Nietzsche, qui sont les meurtriers de Dieu ? Les ennemis de la foi chrétienne ? Des hommes d'autres religions ? Nullement. « C'est nous qui l'avons tué. » « Nous » : les chrétiens, les héritiers. Après avoir tué les dieux antiques au profit d'un seul Dieu, le judéo-christianisme devient le fossoyeur de son Dieu. Comment une telle chose a-t-elle pu se produire ?

 Pour le philosophe, c'est la morale chrétienne qui, en aiguisant la sagacité de la conscience des fidèles, a créé les conditions de l'avènement de l'athéisme moderne : « On voit ce qui a effectivement remporté la victoire sur le Dieu chrétien : la moralité chrétienne elle-même, la notion de véracité prise de manière de plus en plus rigoureuse, la finesse de la conscience chrétienne aiguisée par le confessionnal, traduite et sublimée en conscience scientifique, jusqu'à la netteté intellectuelle à tout prix. » Ainsi, à force d'introspection, d'exercice de l'esprit critique envers soi-même, la conscience chrétienne s'affine, la raison s'affûte, au point de découvrir que Dieu est proprement incroyable. Incroyable parce que trop humain. L'athéisme est donc le dernier avatar et l'aboutissement ultime du christianisme, il est « la catastrophe exigeant le respect d'une discipline deux fois millénaire en vue de la vérité, qui finalement s'interdit le mensonge de la foi en Dieu ». L'esprit moderne, qui ne peut s'accommoder d'un Dieu aussi dérisoire, étriqué, pure projection de l'esprit humain, est donc né des exigences de la morale chrétienne. Allant jusqu'au bout de ses exigences, la rationalité morale finit par détruire le dogme et la croyance en ce Dieu « trop humain »


Weber oppose deux grandes figures charismatiques : celle du magicien et celle du prophète. Contrairement au magicien qui entretient les hommes dans une relation enchantée, irrationnelle et magique au monde, le prophète amorce le processus de rationalisation, en proposant une vision éthique, laquelle constitue une avancée rationnelle décisive. Avec l'avènement de la prophétie, de la loi, de la conception d'un Dieu unique, créateur et ordonnateur du cosmos, le monde cesse d'apparaître comme un jardin mystérieux, enchanté. Il apparaît au contraire comme « une totalité ordonnée de manière significative ». C'est la fameuse théorie du « désenchantement du monde » (Entzauberung des Welt) : « Ce sont les prophéties qui sont parvenues à sortir le monde de la magie et qui créèrent par là même les bases de notre science moderne, de la technique et du capitalisme.

Malgré le caractère plus irrationnel de la foi chrétienne qui introduit la notion d'un salut hors de ce monde, Weber montre que cette éthique rationnelle héritée du judaïsme perdure sous une nouvelle forme dans le christianisme, d'abord à travers l'ascétisme rationnel du monachisme catholique, puis par le biais de la Réforme protestante qui fait sortir l'ascétisme rationnel des cloîtres pour le mettre au service de la vie active dans le monde. Pour expliquer la naissance du capitalisme, Weber tente de montrer l'affinité élective qui existe entre l'ascétisme rationnel de l'éthique puritaine d'inspiration calviniste et l'esprit de l'entrepreneur capitaliste occidental. Le comportement de ce dernier, qui crée des réserves monétaires comme moyen de son action, apparaît tout à fait rationnel, mais repose sur une profonde irrationalité : celle qui consiste à croire que son plus grand devoir sur terre est de travailler sans relâche de façon ascétique et rationnelle.

Dans un premier temps, la Réforme joue un rôle crucial en situant l'idéal chrétien non plus dans la vie contemplative de type monastique, mais dans la vie active dans le monde à travers le travail conçu comme vocation. Dans un second temps, le puritanisme d'origine calviniste radicalise cette thématique de la vocation en faisant de la réussite professionnelle le signe de l'élection. Calvin croyait en la prédestination, c'est-à-dire en un salut individuel fixé de toute éternité, qui ne dépend que du bon vouloir de Dieu et en aucun cas des actions humaines. Dieu seul connaissant les élus et les damnés, le croyant se doit simplement de croire en son élection et de vivre comme s'il était élu, sa réussite en ce monde pouvant être lue comme un signe de la bienveillance divine à son égard et donc de son élection. Pour le fidèle, l'investissement assidu et ascétique dans une profession devient dès lors le meilleur moyen de mener une vie sainte et de trouver une confirmation, par sa réussite, de sa propre élection.

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