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Je ne suis pas le premier, bien évidemment, à considérer le Christ aussi comme un philosophe et à parler de son message le plus universel comme d'une philosophie. J'ai découvert la formule « philosophie du Christ » il y a quelques années, sous la plume d'Érasme. Il utilise pour la première fois cette formule de « philosophie du Christ » - qu'il emprunte aux pères apologistes alexandrins du IIe siècle - dans une lettre à Paul Volz. Il évoque un projet de pédagogie humaniste qui viserait à rendre accessible l'essentiel du christianisme sans avoir recours à tous les arguments théologiques qui le compliquent : la philosophie du Christ
Comment peut-on associer la philosophie, discipline qui renvoie dans notre univers culturel à la connaissance par les seuls efforts de la raison, au « Christ », personnage qui a délivré son message en référence constante à Dieu ? L'objection est évidente, et je l'accepte pleinement. La philosophie chrétienne est, à strictement parler, un non-sens. Lorsqu'elle se lie à la foi, la philosophie devient servante de la théologie et perd son statut de philosophie. En même temps, le message de Jésus peut être lu à plusieurs niveaux. On a surtout retenu la dimension religieuse : Jésus est un réformateur du judaïsme ou le fondateur de la religion chrétienne. En réalité, le Christ a surtout initié une nouvelle voie spirituelle fondée sur la rencontre avec sa propre personne. Mais il a aussi transmis un enseignement éthique à portée universelle : non-violence, égale dignité de tous les êtres humains, justice et partage, primat de l'individu sur le groupe et importance de sa liberté de choix, séparation du politique et du religieux, amour du prochain allant jusqu'au pardon et à l'amour des ennemis. Cet enseignement est fondé sur la révélation d'un Dieu amour et s'inscrit donc dans une perspective transcendante. Il n'en demeure pas moins qu'il s'inscrit aussi dans une profonde rationalité. Ce message éthique est une véritable sagesse, au sens où l'entendaient les philosophes grecs. À telle enseigne que les philosophes des Lumières sont parvenus à émanciper les sociétés européennes de l'emprise des Églises en prenant appui sur cet enseignement, leur projet rationnel d'une morale laïque et des droits de l'homme apparaissant finalement comme une éthique chrétienne sans Dieu et décléricalisée.
Le christianisme a pu atteindre des abîmes d'horreur, parce qu'il propose à des hommes faibles de gravir des sommets vertigineux. Comme le dit l'adage médiéval : « La corruption du meilleur, c'est le pire » L'exemple de l'inquisition est frappant parce qu'il oppose deux points radicalement antinomiques : le message révolutionnaire du Christ qui cherche à émanciper l'individu du poids du groupe et de la tradition en faisant de sa liberté de choix un absolu, et la pratique de l'institution ecclésiale qui en arrive à nier cette liberté intérieure pour sauvegarder les intérêts du groupe et de la tradition. Cette inversion radicale est loin d'être unique dans l'histoire du christianisme.
L'Église n'a pas simplement été en deçà, ou à côté, des exigences de celui dont elle se réclame. Elle n'a pas simplement diminué, transformé, attiédi son message. En certains points essentiels, et en tant qu'institution, elle l'a totalement retourné. Elle l'a subverti. Les penseurs qui ont le mieux su pointer cette subversion et qui l'ont dénoncée avec le plus de force ne sont pas des hérauts de l'athéisme... mais des chrétiens convaincus. La raison en est simple : parce qu'ils connaissaient bien le message des Évangiles, parce qu'ils en avaient admiré la profondeur et goûté la saveur, ils étaient sensibles plus que tout autre, plus que les chrétiens tièdes, les non-chrétiens et les athées, à sa subversion.
Le philosophe danois Soren Kierkegaard fait partie de ceux-là. Penseur incisif et original, c'est avant tout un chrétien fervent et tourmenté qui a tenté de mettre en congruence sa vie et sa foi. Il récusait pour lui-même le titre de chrétien, tant il s'en sentait indigne. L'Église qu'il critique, lui, né en 1813 au sein du protestantisme danois, est d'abord celle qu'il a sous les yeux et dont il connaît bien les pratiques. Mais au-delà de l'Église réformée danoise, c'est toute l'institution ecclésiale qu'il dénonce, et ce depuis le IVe siècle et l'avènement du christianisme comme religion officielle de l'Empire romain. Selon lui, depuis cette première compromission avec le pouvoir temporel, « la chrétienté », c'est-à-dire la société européenne devenue chrétienne sous l'égide de l'Église, n'a cessé de tourner le dos au message du Nouveau Testament et le christianisme véritable s'en est trouvé totalement altéré.
Parce qu'elle maintient l'illusion que son discours et ses pratiques sont ceux du christianisme, alors qu'il n'en est rien, l'Église rend le véritable christianisme inaccessible aux hommes, elle le dissimule. « Une humanité révoltée contre Dieu, secouant le joug du christianisme, serait bien moins dangereuse que cette escroquerie qui a supprimé le christianisme en favorisant son extension de manière frauduleuse», écrit-il encore. Kierkegaard accuse les clercs d'être responsables de cette escroquerie, mais il n'est pas tendre non plus pour les millions de fidèles qui y participent sans broncher, se rendant ainsi complices du mensonge.
Le philosophe danois explique cette inversion des valeurs évangéliques par l'exigence presque insoutenable du message christique qui oblige l'homme à se tenir debout : « Toute la chrétienté n'est autre chose que l'effort du genre humain pour retomber sur ses quatre pattes, pour se débarrasser du christianisme. » Dès lors que seuls des individus courageux, lucides, prêts à faire un effort sur eux-mêmes sont capables de mettre en pratique le message des Évangiles, il s'avère inutile, et même dangereux, de vouloir convertir le grand nombre. C'est la raison pour laquelle Kierkegaard s'oppose fermement à la pratique du baptême des nouveau-nés et rappelle que les premiers chrétiens étaient tous des adultes convertis, conscients de leur engagement dans une voie spirituelle accessible à tous, mais exigeante. Ce qui a perverti le christianisme, c'est donc son succès et sa propagation trop rapides.
Dans une telle optique, on peut penser que Constantin, Théodose, Clovis et Charlemagne ont fait plus de mal au christianisme authentique que tous les empereurs romains qui avaient persécuté les chrétiens, les rendant plus forts et plus fidèles encore au message du Christ. « Le christianisme a été aboli par sa propagation, par ces millions de chrétiens de nom dont le nombre cache l'absence de chrétiens et l'irréalité du christianisme.
Le christianisme historique est devenu une religion (avec ses rituels et ses dogmes), une morale (du devoir et de la soumission)
et un pouvoir qui s'est enrichi. Or, tout le message du Nouveau Testament était subversif par rapport à la religion, à la morale, au pouvoir et à l'argent.
Depuis l'aube des temps et dans toutes les cultures, les hommes religieux cherchent à sacraliser l'espace. C'est assez compréhensible : l'idée que le sacré puisse être partout, insaisissable, diffus, n'est guère rassurante. La première tâche des religions va donc consister à définir un espace où réside le sacré plus que partout ailleurs. Là où on est sûr de le trouver, de pouvoir prier ou faire des sacrifices, d'être entendu et si possible exaucé. Pour les hommes préhistoriques et les chasseurs-cueilleurs qui vénéraient les forces et les esprits de la nature, ce seront les grottes, les sources, les montagnes. Avec le passage du Paléolithique au Néolithique, il en va tout autrement. L'homme commence à se détacher de la nature et se sédentarise. Il construit des villages, puis des cités. Progressivement, la nature est désacralisée - c'est le début du désenchantement du monde décrit par Max Weber. Mais le besoin d'isoler du monde un espace sacré demeure : les hommes édifient au sein des cités des temples dédiés aux divinités qui ont remplacé les esprits de la nature. L'avènement du monothéisme juif ne change rien à cette donne : les Hébreux construisent un temple en l'honneur de Yahvé, le Dieu unique, à Jérusalem, considérée comme la cité sainte, l'axe du monde spirituel. Toute la vie religieuse du monde juif tourne autour de Jérusalem et de son Temple
Le message du Christ est un message religieux au sens le plus plein du terme (relier l'humain et le divin), mais un message qui relativise la religion extérieure au profit de la spiritualité intérieure. Les religions du tournant néolithique et l'avènement du monothéisme juif avaient désacralisé la nature. Jésus désacralise les religions. Le Christ opère une désacralisation du monde au profit de l'intériorité de la vie spirituelle. Le cœur de l'homme est le véritable temple où a lieu la rencontre avec le divin. « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous » (Luc, 17, 21)
Le Christ entend libérer l'individu extérieurement et intérieurement. Extérieurement en le rendant autonome à l'égard de l'autorité de la tradition. Intérieurement en affirmant qu'il existe une dépendance qui peut le faire grandir et même accroître sa liberté, celle qui se joue dans l'intimité de son esprit à l'égard de Dieu. Non pas évidemment un Dieu au visage humain, mais un Dieu ineffable qui est esprit. Non pas un Dieu tyrannique, mais un Dieu amour qui, par sa grâce, par son souffle, permet à l'homme de s'élever à sa dignité la plus grande, d'atteindre son accomplissement. L'adoration, telle qu'en parle le Christ à la Samaritaine, est donc un pacte intime entre Dieu et l'homme, qui échappe à la validation sociale ou politique, qui transcende les traditions et les autorités religieuses : « Ce n'est ni à Jérusalem, ni sur cette montagne que vous adorerez. »
Dans son entretien avec Nicodème, qui précède le dialogue avec la Samaritaine, le Christ utilise l'image du vent insaisissable pour parler de cette liberté de la vie spirituelle qu'il assimile à une seconde naissance : « Il vous faut naître d'en haut. Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix. Mais tu ne sais pas d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l'Esprit » (Jean, 3,8). Dans la suite de l'Évangile de Jean, Jésus revient sans cesse sur ce thème : l'Esprit-Saint, le Souffle divin, est envoyé aux hommes par le Christ après sa mort. Il conduira les hommes jusqu'à la vérité tout entière (Jean, 16,13), une vérité qui les rendra libres (Jean, 8,32). Dans la vision chrétienne, c'est donc la vérité qui libère. Et cette vérité est apportée de manière ultime par l'Esprit de Dieu dans l'intime du cœur de l'homme.
Dans cette logique de séparation entre le sacré et le profane - déjà mise en œuvre à propos de l'espace - les religions considèrent, avec une certaine diversité, qu'il existe des aliments purs et impurs, des éléments naturels qui souillent l'homme (les menstruations, le sperme) et d'autres qui le purifient (l'eau, le feu). Or Jésus rompt radicalement avec cette mentalité religieuse fondamentale. En conversant avec cette femme samaritaine, il se souille deux fois aux yeux des Juifs zélés de son époque : il parle avec une femme et avec une non-juive. Comme il l'avait fait déjà en mangeant chez un républicain ou en se laissant toucher par une pécheresse. Il est tout aussi explicite en ce qui concerne les aliments lorsqu'il affirme, au grand dam de ses interlocuteurs : « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui souille l'homme » (Matthieu, 15,10). Ce qui est pur ou impur, c'est ce qui vient du cœur de l'homme, c'est ce qui sort de lui : paroles, pensées, actions. Jésus va jusqu'au bout de la désacralisation du monde naturel initié par la révolution néolithique et monothéiste. Puisque Dieu est esprit, seul l'esprit est sacré. Seule compte, de manière ultime, l'intériorité de l'homme.
À cette remise en cause de l'espace sacré - au sens large - s'ajoute une remise en cause du temps religieux. Jésus entend également dépasser l'attitude religieuse traditionnelle fondée sur l'idée que le passé est toujours supérieur au présent et au futur, que la perfection est liée aux origines. « J'ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent. Mais quand il viendra lui, l'Esprit de vérité, il vous guidera dans la vérité tout entière » (Jean, 16,12-13). L'avenir ne se construit plus en référence à un passé parfait établi comme modèle par la collectivité, mais dans unepossibilité d'un progrès.
Le prophétisme juif dans un premier temps, puis l'effort de lecture talmudique répondent à cette exigence. La théologie chrétienne fera de même dès le Ier siècle. Certes, cet effort d'interprétation connaîtra des résistances fortes et des limites. Au fur et à mesure de ses déconvenues - exil à Babylone, invasion romaine, destruction du Temple et dispersion en diaspora - le peuple élu aura tendance à se replier autour de son bien le plus précieux - la Torah, les cinq premiers livres de la Bible - et à lui accorder un statut de texte révélé par Dieu dans ses moindres mots. D'où la tentation d'une lecture fondamentaliste déjà critiquée par Jésus à son époque et contournée ensuite par certains rabbins qui chercheront à mettre au jour la multiplicité des sens des Écritures, que l'absence de voyelles de la langue hébraïque facilite grandement (la même racine consonantique peut donner plusieurs mots très différents). De même, dans le christianisme, les autorités religieuses considéreront jusqu'à la Réforme qu'elles ont le monopole de l'interprétation, ce qui limitera la liberté des théologiens. Il n'en demeure pas moins que l'effort interprétatif sera constant tout au long de l'histoire du christianisme
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